Fonction Publique – Un racisme qui ne dit pas son nom

Si la discrimination raciale dans le secteur privé est une réalité connue du grand public, celle qui sévit dans la fonction publique ne l’est pas autant. Malgré les quelques dispositifs mis en place par le ministère du Travail, le racisme reste un problème dans les institutions publiques.

Aujourd’hui, Bachir B. a rendez-vous. Après avoir été victime de harcèlement moral, raciste et d’agression sexuelle à la mairie du XXe arrondissement de Paris, il est devenu le vice-président de l’association SOS Fonctionnaires Victimes. Tous les jours, il traite des dossiers similaires au sien. Depuis la mort de Sabine Vorin, une de ses anciennes collègues, son affaire est apparue dans la presse comme un exemple de la brutalité de l’ex-directeur général des services de la mairie du XXe. Sabine Vorin est décédée seule, dans les toilettes de la bibliothèque municipale Naguib Mahfouz. Elle avait 59 ans et était d’origine antillaise.

Avant sa mort, elle avait eu le même bourreau que Bachir, Didier C., le fameux DGS. Pour Bachir, aux yeux des responsables de la mairie, « la femme de ménage, c’est de la merde ». Les « invisibles« , comme ils les appellent, sont les premières victimes d’un racisme qui ne dit pas son nom. « La grosse noire qui pue« , voilà ce qu’était Sabine Vorin pour Didier C. L’enfant des Vosges qu’est Bachir n’était pas habitué à ces « différenciations parisiennes« . Pourtant, c’est sur ces origines qu’il sera jugé par l’inspection générale de la Mairie de Paris lorsqu’une enquête interne sera lancée. Selon Bachir, les enquêteurs voulaient le « mettre dans une case ».

Des visages et des peines

C’est dans un petit appartement que Bachir est accueilli par Marie* et son époux Julien*, un couple de sexagénaires antillais. Sur la table à manger, les dossiers s’empilent. « Toute une vie« , comme le dira Marie plus tard. Elle travaille à la mairie de Paris depuis 1996. Anciennement dans le commerce, elle décida de devenir puéricultrice, car elle « aimait les enfants » dont elle adoucissait les mœurs avec du Ravel ou du Mozart. Dès le début de l’entretien, elle décrit une « méchanceté » systématique émanant aussi bien de ses collègues que de l’administration. Durant ses années dans la petite enfance, elle fut affectée à 28 crèches au total. Celle qui s’est souvent retrouvée seule avec la garde d’une trentaine d’enfants dénonce le « sous-effectif » dans les crèches parisiennes. Selon elle, « ils font ce qu’ils veulent de vous, vous êtes des pions ».

En 2010, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase pour Marie. Elle est accusée par ses collègues d’avoir violenté un enfant en le secouant. « Je l’ai bercé, rien que d’y penser« , elle se racle la gorge, « c’est comme ça que ça a commencé« . Pour Bachir, la cause de cette accusation est évidente : « vous avez un profil, c’est un classique ; les noirs et les Arabes, ils secouent les bébés, ce sont des sauvages« . Après cet épisode, Marie sombre dans la dépression ; plusieurs tentatives de suicide suivent le développement de la maladie. Plus tard, elle est internée en hôpital psychiatrique. Face à l’adversité, elle dit avoir « perdu la foi« , elle rajoute « je ne crois en personne« . Le petit livre de psaumes posé sur une étagère dans un coin du salon laisse penser le contraire, mais Marie persiste : les gens qui lui ont fait du mal « n’ont pas été jugés« . Pour Bachir, cette résignation montre qu’ils ont « atteint leur but« .

Après son hospitalisation, elle reste en arrêt maladie pendant trois ans. Sa réintégration est semée d’embûches. Des rapports « contradictoires » l’empêchent d’effectuer sa fonction de puéricultrice. Après ses expériences douloureuses, Marie décide de se faire discrète : « je faisais tout bien pour qu’il ne me crie pas dessus« . Ce ne sera pas suffisant. Dans son nouveau service, les discriminations vont bon train. « Petit-nègre« , « pipi de diabétique » ; le racisme est criant. Il faut ajouter à cela un isolement et un abandon. Pour Marie, elle est mise en « quarantaine« . Plus tard, aux mots, s’ajoute aussi l’agression physique.

Des affaires qui se ressemblent

Marie mentionne des faits similaires aux expériences de Bachir. À chaque nom prononcé, il réagit. Les déjà-vu ici ne sont pas que des impressions. Une anecdote en suit une autre, mais le constat est le même, le problème est systémique. Dans un rapport effectué après avoir été victime d’une agression physique de la part de l’une de ses collègues, « la préférée de son chef« , Marie est décrite comme « inapte au travail d’équipe« . « Ils fouillaient dans toutes mes affaires, j’étais obligée de sortir avec tous mes dossiers » ; voilà quels étaient les rapports entre Marie et ses collègues. Dans ce même rapport, il est proposé à Marie de devenir « agent de logistique général » dans un cimetière. Pour elle, ils veulent « l’enterrer« . Bachir se souvient d’une affaire similaire. Un policier ayant tenté de se tuer avec son arme de service fut réintégré dans la force et affecté au dépôt d’armes.

Toutes ces affaires font écho à un autre cas ayant eu lieu en Guyane. En 2010, Henriette Henry obtient sa nomination comme contrôleuse du travail à Cayenne, d’où elle est originaire. Pendant cinq ans, elle fut victime de harcèlement moral exercé par une supérieure venue de métropole. Un jour, alors qu’elle passe devant son bureau, Henriette Henry l’entend rire et dire « quelque chose qui se terminait par négresse« . Elle expliquera au micro de France Inter que « cela faisait cinq ans que je ne répondais pas, et j’y suis retournée après pour lui dire que ce n’était plus possible« . Elle ajoute : « Je lui ai dit devant tout le monde que j’étais ici chez moi, que je n’en pouvais plus« .

Pour s’être plainte, Henriette Henry a été convoquée en commission de discipline. Elle a récolté un blâme, ainsi que sa collègue même si cette dernière ne fut pas convoquée, car le ministère du travail a jugé que ses agissements étaient « moins graves ». La commission a estimé que « le caractère raciste de l’agression verbale qu’aurait subi Henriette Henry n’a pu être attesté par aucun témoignage ni aucune preuve. » Elle estime en revanche que le comportement des deux agents est « fautif » et « ne peut demeurer sans suite ». Henriette Henry risquait une rétrogradation et une suspension pouvant aller jusqu’à deux ans.

Cette décision est symptomatique d’un problème rampant dans la fonction publique. Le climat de peur imposé par des supérieurs solidaires entre eux favorise une omerta qui se pérennise chaque fois que les victimes et les témoins choisissent le silence. Après l’entretien avec Marie, Bachir déclare sans hésitation que « la fonction publique est raciste« . Si son agresseur présumé est aujourd’hui suspendu, il est peu probable que le sujet des discriminations raciales dans la fonction publique trouve un jour une place conséquente dans le débat public. L’esprit de corps pèse de tout son poids et les voix, pourtant nombreuses, sont inaudibles.

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.

Publié par Yoka Kani

Passionnément congolais

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